IL A PLEINEMENT HABITÉ SON CORPS
Homélie du fr. Hervé Jégou, o.p., pour le Jeudi Saint
Le frère Hervé nous parle de ce corps d’homme que Jésus a pleinement assumé.
Avec ce corps nous, pèlerins et malades qui venons à Lourdes, nous devons entendre les paroles du Christ quand les disciples s’étonnent qu’Il lave leurs pieds : Je suis là où je dois être mon ami, pour ton salut et ta sanctification. Dans ce corps du serviteur. Dans ce corps ensanglanté. Dans ce corps défiguré. Dans ce corps sacrifié par amour de tous les hommes.
Frères et sœurs,
Aujourd’hui, plus qu’un autre jour, Jésus notre Seigneur dans cet Evangile de Jean ne nous parle pas en paraboles ou en faisant de grands discours, mais il nous parle avec son corps. « Le Verbe s’est fait chair ». Ce verset de l’Evangile de Jean que nous entendons proclamer dans la liturgie du jour de Noël pour célébrer ce Dieu qui devient enfant, prend ce soir une autre dimension aux couleurs du drame qui s’annonce. Non pas que Jésus ait vécu jusque-là en dehors de son corps, mais que dans le mystère de la Rédemption qui s’accomplit en ces heures, le mystère de son incarnation va trouver ici toute sa plénitude, va aller jusqu’au bout de la chair.
Bien sûr, Jésus a pleinement habité jusque-là son corps. Autrement l’incarnation ne serait pas un mystère mais une mystification. Il a marché sur les routes de Palestine. Il a même été quelquefois fatigué par ces longues marches. Il a rencontré ses contemporains, et quelquefois même, dans des corps à corps orageux, des pharisiens et docteurs de la Loi. Il a touché les malades et les paralysés pour les guérir, guérir leurs corps. Il a pleuré devant le tombeau de Lazare. Oui, Jésus a pleinement assumé son corps d’homme sans aucun faux semblant. Il a pleinement vécu notre humanité. Le Fils éternel venu dans la chair n’a pas revêtu un costume de chair pour incarner un rôle pour le temps d’une représentation. Un costume que l’on met et qu’on abandonne après la tombée du rideau. Non le Fils du Père s’est fait chair pour de vrai, à 100 pour 100, une fois pour toutes.
Alors ce soir, le Messie nous parle avec son corps, parce qu’il n’y a peut-être pas ou plus de place en cette heure pour de grands discours. Le temps presse. Il faut aller à l’essentiel par un geste qui économise un grand discours.
Un geste, une posture. La posture de l’esclave. Sans rien dire, « Jésus, sachant que le Père a tout remis entre ses mains, qu’il est sorti de Dieu et qu’il s’en va vers Dieu, se lève de table, dépose son vêtement, et prend un linge qu’il se noue à la ceinture ; puis il verse de l’eau dans un bassin. Alors il se mit à laver les pieds des disciples et à les essuyer avec le linge qu’il avait à la ceinture ».
Il y a fort à parier que lorsque Jésus s’est levé de table, les conversations se sont bien vites arrêtées pour faire place au silence, un pesant silence. Mais que fait-il ? D’habitude personne ne fait attention au ballet des serviteurs autour d’une table. Ils font leur travail dans la plus grande indifférence, dans la plus grande invisibilité comme on dit aujourd’hui. Mais là il ne s’agit pas d’un serviteur invisible, mais du Maître !
Les regards des disciples se sont sans doute croisés plein d’interrogations. Mais pourquoi fait-il cela ? Comment peut-il se mettre à cette place ? Est-il pris tout d’un coup de folie ? Non, la folie n’a pas de place ici, sinon, c’est vrai, la folie de l’amour.
Il faudra que Jésus s’approche de Pierre, Pierre avec son côté rustique et son caractère entier, pour rencontrer une opposition frontale qui l’oblige à se justifier en parole. Parce qu’il est impossible en effet sans se forcer d’accepter que Jésus devienne l’esclave, le serviteur, lui le « Maître » et le « Seigneur ». Et pourtant, pour aller jusqu’au bout de sa mission, il faut que le corps de l’homme-Dieu se mette au service de cette révolution copernicienne, de cette révélation inouïe qu’en descendant au plus profond de ce que le corps d’un homme puisse supporter c’est le plus haut degré de l’amour, l’amour divin, qui est en train de se manifester. « Le Christ Jésus, ayant la condition de Dieu, ne retint pas jalousement le rang qui l’égalait à Dieu. Mais il s’est anéanti, prenant la condition de serviteur... »
Oui, corps du serviteur, scandale pour les juifs, folie pour les païens.
Corps du prisonnier livré à l’humiliation de ses geôliers, comme tant d’autres hommes dans l’histoire.
Corps du condamné qui va être chargé de la croix vers le lieu de son supplice, comme tant d’autres hommes dans l’histoire.
Corps du supplicié cloué sur la croix pour rendre son dernier souffle, comme tant d’autres hommes dans l’histoire.
Corps du Serviteur souffrant annoncé par Isaïe. Corps symbolique de l’Agneau qui porte le péché du monde. Corps qui se livre comme l’offrande parfaite et définitive : « Nous sommes sanctifiés, par l’offrande que Jésus Christ a faite de son corps » (Heb 10,10)
Que fais-tu là « Maître » et « Seigneur » aux pieds de tes disciples ? Je suis là où je dois être mon ami, pour ton salut et ta sanctification. Dans ce corps du serviteur. Dans ce corps ensanglanté. Dans ce corps défiguré. Dans ce corps sacrifié par amour de tous les hommes.
Ce corps qui, dans quelques heures, sera nu sur la croix. Oui, on lui aura arraché sa tunique ! Aucun costume ne sera rendu à la fin de cette dramatique comme à la fin d’une tragédie théâtrale quand le rideau tombe sur la scène. Ici le rideau ne va pas tomber. Il va se déchirer pour manifester que ce corps du serviteur offert en sacrifice est le sacrifice définitif qui nous ouvre la porte du salut pour jamais plus se refermer.
« Ceci est mon corps, livré pour vous ».
Fr. Hervé Jégou, o.p.
Directeur général du Pèlerinage du Rosaire